Habilitation à diriger des recherches

 

 

            Je vais tenter de faire le point sur les directions qu'ont prises mes recherches depuis que j'ai soutenu une thèse de troisième cycle de philosophie grecque, sous la direction de M. Pierre-Maxime Schuhl, consistant en une traduction commentée des "fragments" du stoïcien Cléanthe (le successeur de Zénon, fondateur de l'école du Portique, et le prédécesseur du formidable Chrysippe). Les différentes directions que je vais évoquer, les domaines, les thèmes de recherche, donnent - me donnent d'abord à moi-même un sentiment de dispersion dans lequel entre une part de vagabondage, de goût de la liberté, avec aussi des réorientations, de l'expérimentation et des vérifications. Les réflexions que je vais présenter commencent par des reconnaissances de dettes, d'influences: influences que j'ai subies, que j'ai accepté de subir, que j'ai accueillies ou recherchées en suivant des suggestions. Ce sont des rencontres avec des livres, des phrases, des idées, des personnes, des enseignements, rencontres souvent dues à la chance: ce sont aussi des engagements de ma part, des efforts pour chercher ma voie entre ce qui m'était proposé et ce que je me sentais capable de recevoir et de mettre à profit.

            Ce développement se distribuera en 5 chapitres:

1.      Leo Strauss: faire crédit à l'œuvre

2. Mon Freud: comment atteindre la passivité, la décrire et l'analyser

3. Un point de vue anthropologique sur et dans la littérature

4. L'expérience de l'individualité

5. D'une poétique soumise au temps

 

 

2.      Leo Strauss: faire crédit à l'œuvre

 

J'ai découvert certains livres de Leo Strauss à la faveur de références qui y étaient faites ici ou là: par exemple une référence sibylline à "La persécution et l'art d'écrire" dans un article de Lacan me fit connaître le titre attirant d'un essai qui liait d'une façon nouvelle pour moi, et assez romanesque, l'art de l'interprétation des textes et une sorte de jeu de cache-cache des auteurs avec les censeurs. Une lecture ésotérique était non seulement possible, affirmait Leo Strauss; pour nombre de ces auteurs importants elle s'imposait, et elle seule permettrait de reprendre contact avec la vraie intention des œuvres. Mais justement cet article de Strauss, et d'autres du même auteur, affirmait avec une autorité impressionnante (car Strauss était visiblement un érudit, formé à l'école de la philologie et de l'histoire allemandes de la philosophie; il connaissait l'hébreu, l'arabe, autant que les langues modernes et semblait s'être formé une idée précise des mondes antiques, médiéval autant que du monde classique, et des débats du monde contemporain) qu'il y avait, en tout cas dans les "grands textes", ceux qui valaient la peine qu'on consacre à leur lecture de l'attention et de la passion, une intention à l'œuvre. Cette intention n'était pas un vague vouloir-dire accompagnant un texte comme la poussière qui s'élève au-dessus d'une armée en marche; c'était une conception organisée, cohérente, en rupture avec les opinions conformistes comme avec les conceptions les plus banales, de telle sorte qu'on ne pouvait la rencontrer et en vérifier la pertinence pour l'œuvre étudiée qu'au prix d'un effort pour s'arracher aux idées toutes faites et au poids des évidences. Dans des termes que j'emprunte à V. Goldschmidt[1], ce qu'il nomme "l'unité substantielle" d'une pensée "répond de la concordance fondamentale de cette pensée avec elle-même, et doit recommander au lecteur, quand il se croit en face d'incohérences, d'en chercher la cause, d'abord et de préférence, dans sa propre inaptitude à la lecture, et en dernier lieu seulement et en désespoir de cause, chez son auteur." Le principe philologique auquel on pourrait comparer l'incitation lancée par Strauss est celui de la lectio difficilior, cet admirable guide élaboré pour la lecture et la reconstitution des textes anciens mutilés qu'on pourrait formuler ainsi: entre deux mots ou expressions hypothétiques proposés pour combler une lacune dans un texte, pour reconstituer sa teneur initiale, choisir la leçon la moins banale, la moins attendue, celle qui, tout en étant compatible avec ce qu'on sait de la langue du texte et de son mouvement, introduit un élément nouveau qui soit à la hauteur de ce qu'on attend de son auteur[2]. En procédant ainsi, le lecteur qui cherche à reconstituer l'"intention" du texte commence par se défier de son propre mouvement vers l'homogénéisation; il s'efforce au contraire de maintenir le texte visé à distance: distance par rapport à notre propre temps, à nos propres attentes ou habitudes de pensée. Retrouver la littéralité d'un texte, ce n'est pas reconstituer un réservoir de lieux communs, c'est plutôt s'exercer à un dépaysement. Il ne s'agit pas de faire l'honneur à l'œuvre de la hausser jusqu'à notre temps et à notre compréhension, mais au contraire de lui faire crédit en supposant qu'elle précède la compréhension et l'appréciation du lecteur que nous sommes, de tenter de profiter de ce qu'elle a accompli pour y accéder et nous défaire de préjugés que sans elle nous ne percevrions même pas.

 

 

La lectio difficilior

 

D'où vient le principe de la lectio difficilior, qui l'a inventé, dans quel contexte et dans quel esprit? Contrairement à ce que j'aurais cru spontanément, il ne vient pas de l'étude des textes anciens classiques, de la lecture de Pindare, des tragiques grecs, de Lucrèce et de l'insatisfaction devant des textes visiblement "corrompus". Le principe semble avoir été formulé pour la première fois (mes informations proviennent d'un beau livre de Sebastiano Timpanaro, La genesi del metodo del Lachmann, Liviana ed., Padova, 1981, qui m'a été signalé par M. Casevitz et P. Vidal-Naquet) au XVIIIème siècle à propos de la lecture du Nouveau Testament, et par des critiques et philologues qui se préoccupaient de rétablir le texte le plus authentique possible des évangiles (notamment J.J.Wettstein, Prolegomena ad Novi Testamenti editionem accuratissimam, Amsterdam 1730; et J.A. Bengel, Apparatus criticus ad Novum Testamentum, 2ème éd., Tubingen 1763): ces deux auteurs distinguent en effet d'une leçon "magis facilis" une autre "minus facilis" et ils privilégient la première, leur justification étant que le travail des copistes aboutit comme naturellement à une banalisation, à un affadissement du texte original. Ces contemporains de Richard Bentley (dont je vais parler dans un instant) prenaient position dans le grand mouvement issu de la Renaissance et de la Réforme, qui visait à se reporter aux textes eux-mêmes et se préoccupait donc de retrouver ces textes dans leur plus grande authenticité. Jusqu'à ces novateurs, on s'en tenait au textus receptus, à savoir à l'édition princeps, quitte à l'améliorer sur tel ou tel point par le recours à d'autres manuscrits que ceux exploités par le premier éditeur, ou par de rares conjectures. Telle était l'attitude prudente et même timorée, non seulement des catholiques, qui à vrai dire se souciaient peu d'établir un texte fiable, mais encore des membres des églises protestantes installées et triomphantes (luthériens, calvinistes, anglicans). Il fallut des protestants hérétiques, rationalistes ou adeptes d'un mysticisme contestataire, pour remettre radicalement en question la tradition textuelle, tels l'arminien Jean Le Clerc (Joannes Clericus, dans son Ars critica, parue à Amsterdam en 1697), le socinien (ou suspect de socinianisme) Wettstein, le piétiste et millénariste Bengel. Bentley lui aussi avait eu dès 1721 le projet d'une édition critique du Nouveau Testament destinée à remplacer l'édition peu fiable d'Erasme, mais il finit par y renoncer. D'où un travail (qu'on pense à l'œuvre critique de Richard Simon, catholique, mais hétérodoxe) qui n'accepte pas le texte transmis comme allant de soi, mais cherche à comprendre à la fois comment il a été historiquement constitué (par des auteurs ou des compilateurs successifs) et comment il a pu être adultéré (par la succession des copistes et des éditeurs). Selon les uns (comme Le Clerc), c'est consciemment que les copistes "normalisent" les textes; selon Wettstein, plus subtil et sans doute plus moderne (mais l'idée était déjà présente chez Richard Simon), la banalisation est l'effet d'une tendance inconsciente ou involontaire, d'une sorte de pesanteur des opinions reçues du copiste. L'œuvre du temps invite à la vigilance, voire à la défiance et peut-être même au scepticisme, car le temps est vu comme un facteur puissant de dégradation de la révélation originelle, qu'il s'agisse de la révélation divine, ou des pensées des grands prédécesseurs qui n'auront pas d'égaux aux temps présents. En ce sens (comme le fait remarquer J. Le Brun, spécialiste des controverses dans le christianisme du XVIIème siècle), le scepticisme des esprits les plus critiques en matière de lecture des textes et des sources peut d'ailleurs se retourner contre l'intention des réformés et alimenter la polémique de la Contre-Réforme, en renforçant l'idée que, puisque le texte de départ se dérobe et que la révélation originale est perdue sans recours, il faut renoncer au rêve d'un retour aux originaux et s'en remettre plutôt à l'autorité de l'Eglise. Mais bien sûr, l'exercice de l'esprit critique, et la méfiance à l'égard de l'autosatisfaction des Temps Modernes ne conduit pas nécessairement à cette abdication. Pour ma part, je m'oriente à l'aide du principe de la lectio difficilior en supposant, non pas que nous nous éloignons de la révélation ou de la pensée vraie, mais que les pensées et les textes forts, véridiques, ceux qui peuvent répondre à notre désir de savoir et de comprendre, sont rares et presque improbables, et que leur survie et la capacité de les apprécier dépendent d'un effort qui n'est pas seulement un effort technique (philologique ou historique) de lecture, mais dépend du sérieux des lecteurs.

 

En lisant Strauss et en le mettant à profit selon ce biais, je me suis vite détourné de la question de savoir si l'intention à la rencontre de laquelle il fallait aller selon lui existait bel et bien, ou si elle n'était qu'une sorte de principe heuristique servant à inciter le lecteur à la modestie et à la patience. En lisant Strauss, il apparaît en effet que quelquefois il désigne cette intention comme un moteur de l'œuvre, qui serait antérieur et extérieur à elle (qui existerait donc dans "l'esprit" de l'auteur); d'autres fois "l'intention" comme programme et clef semble elle-même textuelle, présente dans l'œuvre, immanente à elle pour qui sait l'y détecter. C'est cette seconde interprétation que je préférais instinctivement, sans trop m'attarder sur la question.

      A vrai dire, c'est surtout à la lecture des études de Victor Goldschmidt (qui se donnait avec une orgueilleuse modestie pour un historien de la philosophie mais qui était plus que cela), qui m'avait fait recruter au département de grec de l'Université de Clermont-Ferrand où j'eus donc l'honneur de devenir son jeune collègue et de le fréquenter, que je rencontrai de nombreuses références aux travaux de Strauss, en particulier à Droit naturel et Histoire. Mais, je dois l'avouer, la question du droit naturel, même si j'ai essayé d'en suivre l'exposé dans le travail de Goldschmidt sur L'anthropologie de Rousseau, ne me concernait guère. Je n'en avais pourtant pas fini avec l'influence de Strauss, avec les bénéfices que j'allais tirer de ses travaux. Je pourrais en distinguer trois aspects. 1) Le premier touchait à la présentation par Strauss des travaux de Max Weber (au deuxième chapitre de Droit naturel et Histoire), et à la façon dont il mettait ces travaux en perspective, dont il dégageait leur portée philosophique, en y voyant bien plus qu'une série d'analyses socio-historiques. Weber était d'abord apparu pour moi dans les années 50 comme un élément critique dans les débats engendrés dans le marxisme: alléguée par Lukacs ou par Merleau-Ponty, L'éthique protestante et le développement du capitalisme proposait une voie pour échapper au dogmatisme de la philosophie stalinienne de l'histoire. Avec Max Weber, l'histoire se sociologisait, se libérait d'un ordre univoque de déterminations; la voie était ouverte pour le développement des sciences sociales, pour une expansion de la connaissance du social qui paraissait à la fois infiniment intéressante et libératrice ou libérale: ce que je compris des analyses de Leo Strauss me permit ensuite de rester sur mes gardes face à cette expansion, face à ce que ce mouvement - en particulier dans le champ de la connaissance et de la classification des œuvres - avait d'incontrôlé, de triomphant et finalement d'intolérant, dans l'orgueil qui l'animait de penser s'être émancipé de toutes les questions d'évaluation morale et même esthétique. Pour préciser les choses sur le plan historique: entre l'admiration que j'avais éprouvée pour L'anatomie de la critique de Northrop Frye, classification ironique et nuancée des œuvres littéraires, et la méfiance que m'inspirèrent les travaux du Todorov première manière (nous devions nous rapprocher ultérieurement l'un de l'autre, j'y reviendrai), il y avait eu ma lecture de Leo Strauss, et de sa présentation de la pensée de Max Weber. Dans son essai sur Le genre fantastique, si apprécié des étudiants en quête de modèles, Todorov semblait ne faire qu'acclimater en français et qu'appliquer à un domaine restreint la "méthode" de Frye; en réalité il la systématisait, remplaçant l'ironie de Frye par l'hybris d'un mouvement conquérant ivre de ses victoires et qui ne se sentait plus soumis au service des œuvres individuelles. 2) Le second consistant en cette méthode qu'avait développée Strauss, pour analyser la pensée d'un auteur, de sembler ne faire qu'en exposer l'œuvre dans son apparente linéarité. Ce serait trop dire que d'affirmer que pour Strauss, la pensée d'un auteur, c'est son œuvre écrite, puisqu'il considère précisément que cette pensée est soustraite au premier regard - exotérique - et ne peut se donner qu'au terme d'un examen très minutieux de l'œuvre; mais dès lors il invite à examiner l'œuvre écrite de la façon la plus précise, dans son organisation, dans sa progression, dans les péripéties de son exposition, dans les caractéristiques des personnages qui y parlent, la "textualité" de l'œuvre de pensée n'étant pour Strauss ni un vêtement dont il faudrait déshabiller la pensée (comme font les auteurs d'ouvrages sur "la doctrine de X chez Y"), ni non plus la réalité ultime de l'œuvre, ce à quoi elle se résumerait ou se réduirait. C'est évidemment l'exemple d'Allan Bloom, éminent disciple de Leo Strauss et lui-même commentateur subtil de l'œuvre de Platon aussi bien que de la culture contemporaine qui a suscité mon désir d'émulation lorsque j'ai entrepris à mon tour de donner en français une traduction de La République, après celle que Bloom avait donnée en anglais, même si je ne prétendais pas, car je ne suis philosophe ni de formation ni de vocation, accompagner cette traduction d'un commentaire. Ce travail renouait pour moi avec mes travaux d'helléniste et en particulier d'historien amateur de la philosophie; il manifestait aussi de quelle façon j'entendais m'approprier les œuvres, philosophiques ou non, en suivant en elles le développement de la pensée, en donnant mon attention au mouvement de leur progression et de leur expansion, aussi bien qu'à la façon dont elles se circonscrivaient dans l'espace des œuvres et s'inscrivaient dans une langue qu'elles modifiaient du même coup. 3) J'ai une troisième dette à l'égard de l'œuvre de Leo Strauss, dont je n'ai perçu l'importance qu'avec le temps: elle s'enracine dans ma lecture du commentaire que Strauss a donné du dialogue de Xénophon sur la tyrannie, "Hiéron", qui dans la traduction française (à vrai dire très fautive, parfois impossible à suivre[3]) était suivi d'un dialogue pour moi très éclairant entre Strauss et Alexandre Kojève ("Tyrannie et Sagesse" de Kojève, suivi d'une "Mise au point" de Strauss). Les éléments que j'y ai trouvés, je les ai mis à profit dans des domaines divers, et à diverses occasions. Ainsi la doctrine classique du tyran comme cet homme qui est incapable de se donner au lien de l'amitié, a éclairé ma reconstitution (dans Le premier venu) des textes où Baudelaire à son tour analyse la tyrannie comme une des données les plus révélatrices de l'existence humaine comme espace de création de valeurs. Il m'a semblé que la tyrannie était selon le poète (analyste poétique du monde moderne) une possibilité qui surgissait à tout moment dans les relations entre les hommes, ces relations dénudées parce qu'en proie à l'égalité. Quant au dialogue entre Strauss et Kojève, dans lequel Kojève affirme sa croyance dans le règne d'une rationalité universelle transcendant tous les particularismes, alors que Strauss y fait valoir la façon dont la pensée classique s'est au contraire défiée de l'élargissement sans limites de la domination de l'homme sur le monde et sur l'humanité, il m'a aidé à comprendre comment le totalitarisme moderne outrepassait avec une violence et un radicalisme nouveaux l'excès propre à la tyrannie. C'est cette lecture (finalement partielle, rapide, profane) de Leo Strauss que je crois avoir gardée en tête lorsque, ayant à décrire ou à évoquer des régimes totalitaires (dans des récits de voyages ou des analyses), à apprécier des théories des divers régimes politiques, ou à me comporter personnellement face à des entreprises intellectuelles aux ambitions sans limites, j'ai essayé de ne pas rapporter toutes les attitudes au modèle unique du supposé "totalitarisme", et d'observer la perpétuelle renaissance de formes de tyrannie dans la vie publique, dans la vie privée, et même dans la vie mentale. Dans mes lectures de H. Arendt ou de R. Aron, ou lorsque j'ai repensé plus tard à ces lectures, j'ai bénéficié d'une sorte de vue en relief: la brutalité sans égards de la tyrannie s'élevait sur le terrain aplani par la destruction des supériorités du rang, où elle faisait émerger un pouvoir sans passé, sans tradition; le totalitarisme, lui, (je ne peux omettre tout ce que je dois sur ce plan à la lecture des ouvrages de Claude Lefort, à la fréquentation de son séminaire et aux conversations avec lui), manifestait l'énigme d'une société se découvrant tout entière dépouillée, aux prises comme pour la première fois avec sa propre diversité et avec l'énigme de sa constitution, et prête à adhérer aux fictions ou aux fantasmes qui lui représentaient son unité.

 

Comme j'ai lié les travaux de Leo Strauss à ceux de Victor Goldschmidt, parce que j'ai connu les uns par les autres, je dois marquer aussi combien ils sont distincts, et à quel point je suis redevable à la façon modeste mais efficace dont V. Goldschmidt a su parfois, renonçant délibérément à envisager l'ensemble d'une œuvre, concentrer son attention sur un point litigieux, sur un texte qui avait prêté à polémique, et à partir de là faire valoir le renversement de méthode qui pouvait empêcher le lecteur d'aujourd'hui de mettre la main sur le texte qui lui est légué. Je pense à son analyse de "La théorie aristotélicienne de l'esclavage"[4]: on se souvient qu'au livre I de la Politique, Aristote affirme que certains hommes sont esclaves "par nature". On sait aussi comment la tradition médiévale s'est emparée de ce texte pour construire une justification de l'esclavage, et comment en sens inverse l'humanisme moderne s'en est pris à Aristote comme à au fondateur de l'idéologie malfaisante de l'esclavagisme. Oeuvrant en historien de la philosophie et non en historien des idées, Goldschmidt restitue à l'argumentation d'Aristote sa valeur polémique, contre la thèse de Platon, selon laquelle le maître serait tel en vertu d'un savoir qu'il posséderait. Surtout, en reconstituant le contexte et la méthode de la pensée d'Aristote, Goldschmidt montre comment pour le maître "la nature", loin d'être l'objet d'une foi aveugle et obéissante, est "référée à sa propre impuissance à réaliser toujours ce qu'elle se propose". La nature semble agir dans une direction claire, mais l'examen empirique des situations et des individus montre  qu'il est impossible de décréter d'avance que tel individu - et a fortiori tel groupe - est voué de façon univoque à l'esclavage. Ainsi cette doctrine qui à première lecture nous frappe comme constituant une défense de la naturalité de l'esclavage, a pu apparaître à ses contemporains comme étant exactement le contraire. Dans ce cas, la lecture attentive de Goldschmidt invite, non pas à donner raison à l'auteur étudié (comme en donne l'impression sa lecture identificatoire des grands textes de Rousseau), mais à user de prudence dans l'interprétation et l'inculpation de sa pensée.

 

Je n'ai jamais à vrai dire fait vraiment œuvre d'interprète, en tout cas pour l'ensemble d'une œuvre importante, et les  principes dont je viens de faire état, je ne les ai pas mis en œuvre, ils m'ont simplement aidé dans mes lectures; ils ont surtout eu sur moi une influence négative, en me préservant - dans les années 60 et 70 - de me laisser aller à ce qui se présentait alors comme une entreprise collective, conquérante, progressiste dans laquelle je sentais une odeur satanique de brûlé: ce qui y était consumé et sacrifié, c'était l'intégrité personnelle, me disais-je. Tout en admirant l'ingéniosité des plus brillants représentants des écoles nouvelles d'interprétation et de lecture, je voyais comment leur travail - à l'encontre, justement, des principes straussiens - ne faisaient que prétendre hausser jusqu'à notre époque, à "notre" intelligence des choses, des réalités mentales difficiles qui, non pas parce qu'elles appartenaient au passé (elles n'y appartenaient pas nécessairement), mais parce qu'elles étaient la difficulté même de ce qui ne se laisse pas réduire, requéraient du lecteur et du penseur des efforts particuliers, en même temps qu'elles proposaient et ouvraient une voie.

Pour mieux me représenter à moi-même l'orientation que j'ai suivie (sans l'avoir préalablement conçue, formulée, ni même adoptée), j'aimerais me référer à un principe énoncé par le philologue anglais de génie Richard Bentley (1662-1742) dans un de ses commentaires au texte d'Horace (Odes, III, 27.15[5]), sur un point où son intuition le poussait à rejeter la leçon des manuscrits pour proposer une audacieuse émendation du vers (une émendation que les éditeurs contemporains sont cependant unanimes à accepter). Il se justifiait ainsi: nobis et ratio et res ipsa centum codicibus potiores sunt[6], "pour nous aussi bien la raison que la chose elle-même valent plus que cent manuscrits". Le caractère provocant des déclarations du philologue lui a valu bien des critiques: je relève et cite ainsi pour le plaisir, dans une édition française classique (Plessis-Lejay, chez Hachette, 1911) d'Horace cet avertissement effarouché sur l'édition commentée du poète latin que le philologue avait donnée en 1711: "On y retrouve, comme dans les leçons et les conjectures adoptées, la pénétration, mais aussi le mauvais goût et la singularité du grand philologue anglais". Du principe de Bentley, je tire quant à moi l'idée qu'on ne peut se reposer de façon exclusive sur les manuscrits, qui peuvent se tromper, ni sur des concordances textuelles, mais qu'il faut se guider sur la ratio et surtout sur la res ipsa. Autrement dit, il ne s'agit pas de faire preuve d'une ingéniosité infinie pour recoller des morceaux disjoints d'une réalité qui échappe, mais de se mettre en route à travers les choses dont parlent les textes comme à travers sa propre pensée pour rejoindre ce qui est dit, et qui souvent semble attendre patiemment qu'on le mérite. Dans mon travail concernant certains aspects de la politique baudelairienne auxquels je reviendrai (Le Premier Venu, Denoël, 1976), comme dans des études plus dispersées concernant des passages difficiles de Rimbaud ("Chats giflés", dans Po&sie, ou "Rimbaud de la veille au soir", dans La force de dormir), il me semble avoir dû accomplir un cheminement mental préalable, largement négatif (fait du refus de comprendre trop tôt, de savoir avant d'avoir éprouvé), pour pouvoir dégager chez Baudelaire l'importance politico-sociale du thème du "premier venu", celui qui est issu d'une masse en proie à l'idée d'égalité, et dont le sacrifice ou l'exaltation, capricieuse parfois, parfois née d'un complot collectif ou solitaire, met en évidence la fragilité des valeurs modernes - autrement dit la fragilité que la société moderne fait apparaître au cœur des valeurs qu'elle n'exalte que pour ensuite les ravaler (je concevais par là même que Baudelaire, autant qu'un lecteur passionné de de Maistre, l'avait aussi été de Chateaubriand et de Tocqueville; et je manifestais par là aussi ma propre dette à l'égard des travaux de Claude Lefort, que je commençais alors à découvrir). De même, pour Rimbaud, il m'avait fallu commencer à approfondir mon propre rapport énigmatique avec le sommeil - à travers lectures et expériences, j'y reviendrai - pour mieux évaluer en quel point de recouvrement entre la nuit et le jour il aspirait à situer son regard (je ne faisais d'ailleurs là que prolonger et nuancer des études novatrices de Blanchot et de Jean-Pierre Richard sur le sommeil chez Rimbaud); comme il m'avait fallu m'enseigner à me déprendre de l'adhésion naïve et satisfaite à Rimbaud (quand on se croit libre de tout) pour mieux comprendre quelques expressions cent fois lues et cent fois ignorées des "Assis" et y voir autre chose qu'un banal appel à une révolte de collégien. J'ai cité les noms de Blanchot, de Jean-Pierre Richard (j'aurais dû évidemment adjoindre à ce dernier nom ceux des grands inspirateurs que furent aussi pour mes études Georges Poulet et Jean Starobinski). Mais il me semble que je rendrai mieux compte de ce que fut mon ambition de résistance aux emportements "théoriques" et de tentative pour retrouver le mouvement des textes qui m'attiraient et me guidaient, si je cite le nom d'un professeur qui ne fut pas du tout pour moi un maître, mais dont l'indépendance sourcilleuse et même bougonne me dissuadait d'aller du mauvais côté, quand j'en étais tenté: je veux parler de Georges Blin, notamment à travers ses études sur Le sadisme de Baudelaire et Stendhal et les problèmes du roman. Blin pouvait à l'occasion se référer à des penseurs contemporains (Sartre ou Merleau-Ponty, par exemple), mais il n'était nullement intimidé par eux: ils ne fixaient pas à ses yeux une norme, ni non plus un marchepied sur lequel se jucher. Ils pouvaient simplement lui fournir des arguments à assimiler, ou à réfuter; il ne manifestait pas d'inquiétude à leur égard. Son but était ailleurs: restituer ce que le conformisme des pensées contemporaines risque toujours d'obscurcir, je veux dire la joie mauvaise d'adhérer de façon trop pressante et trop peu critique à des pensées qui s'affirment en même temps que vous travaillez, et qui suscitent la tentation d'affirmer à quel point on est partie intégrante du mouvement contemporain le plus avancé (y compris lorsque ce mouvement se targue de dénoncer les vilenies diverses du monde d'aujourd'hui).

      L'œuvre de Leo Strauss, avec souvent une ironie insaisissable et un intimidant recours à l'érudition, m'a donné un appui pour approfondir une position à l'égard des textes et des pensées, position faite de respect de leur mystérieuse profondeur.Je veux simplement dire par là que lorsque ces textes et ces pensées (et ce peuvent être des textes et des pensées de petite taille et de petite renommée, car je n'adhère nullement au credo straussien d'un ensemble des grandes œuvres), ont accompli quelque chose à quoi l'un de nous peut se trouver sensible, c'est là le point de départ pour le lecteur, pour l'apprenti penseur, d'une démarche dans laquelle le temps et la patience doivent jouer un rôle aussi grand que la soudaineté d'un aperçu perspicace. Car lire n'est pas seulement déchiffrer le lisible, qui se trouverait là accessible à qui disposerait du "code". L'œuvre n'est pas le simple support d'un message, évidemment: l'exemple de Platon est des plus marquants et je ne vois pas d'autre exégète de Platon que Leo Strauss qui ait su (dans le deuxième chapitre de La Cité et l'Homme, dont découlent les travaux d'Allan Bloom sur ce point) commenter La République de Platon en tenant compte à chaque pas de la situation des personnages dans le dialogue et de leurs relations, comme de la progression de la narration et de la mise en scène du drame (ou de la comédie). J'ai évidemment essayé de tenir compte de ces exemples dans ma propre traduction du dialogue. Cette traduction fut pour moi une sorte de prise de position silencieuse sur la question de la lecture des textes et des pensées. J'aimerais donner une idée de mes préférences dans ce domaine en me référant au débat actuel qui concerne la restauration des œuvres picturales: là aussi, une école techniciste (celle de certains restaurateurs, de certains responsables de musées) veut soumettre les décisions en matière de restauration des tableaux (ou des sculptures) à l'idéal d'une prétendue "lisibilité" des œuvres par "le public" (ce nouveau public de masse des musées, composé en majorité de masses de touristes et de "scolaires"). Ce que répondent les artistes et amateurs d'art que ces questions inquiètent me semble aller dans le sens que je voudrais moi-même favoriser. Je pense par exemple à un texte de Paul Pfister, restaurateur au Kunsthaus de Zurich: "Pour quelle raison faut-il réduire les vastes possibilités du monde de la perception que nous fournissent les œuvres d'art à une pauvre lisibilité matérielle dictée par une mode passagère? Employer le mot de "lisibilité" n'est pas anodin. La "lecture" s'effectue seulement en deux dimensions - largeur et hauteur - tandis que la "perception" nous ouvre un accès d'ordre intuitif à l'œuvre dans ses trois dimensions. De cette manière nous percevons la lumière qui pénètre en profondeur à travers le vernis et les glacis, et revient à nous chargée de richesses...Il en est de ce mot "lisibilité" comme de tous les autres mots mal pensés, déplacés, et malgré tout utilisés continuellement à propos d'une chose ou d'un être: ils provoquent infailliblement une série de malheurs pour cette chose ou pour cet être." Je citerais aussi volontiers les expressions de Michel Favre-Félix dans la même polémique, quand il cite le théoricien italien Cesare Brandi (allégué tendancieusement par le parti adverse), auteur d'une Teoria del Restauro, Einaudi, 1977, qui écrit: "L'œuvre d'art ne communique pas, elle se présente." et quand il ajoute, concernant le public: "Si l'artiste a eu un public de son vivant - parfois nombreux, parfois clairsemé - s'il en a un de même dans les générations suivantes, c'est parce que celui-ci se constitue autour de l'œuvre: il est simplement la somme de ses amateurs. On ne fera pas du public en général son public." (ces deux textes dans la revue Nuances, n° 26, mars 2001).

            Quelquefois - dans des moments de découragement, d'attente, de retrait - il me semble que l'héritage le plus précieux que j'aie reçu de la philologie n'est autre que le goût passager de la traduction, de l'attitude presque dévote - mais d'une ambition secrète - que l'on est amené à adopter pour traduire: quand j'ai traduit la République de Platon, ou des aphorismes du viennois Karl Kraus, des récits ou essais du romancier contemporain allemand Arno Schmidt ou du poète anglo-américain W.H. Auden (avec Claude Habib et Claude Mouchard), et même un poème latin de Montaigne adressé à La Boétie. En traduisant, en ne cherchant qu'à comprendre le mieux possible, à cultiver la passivité pour m'imprégner des idées et des phrases, j'ai le sentiment de préparer quelque chose: pour moi-même, si j'en ai plus tard le loisir et la chance. Ou pour d'autres. Je retrouve un écho lumineusement exposé de cette attitude ou de cette disposition dans un exposé de Jacques Brunschwig (que m'a signalé Patrick Hochart) sur ses conceptions d'historien de la philosophie qui ne se prend pas pour un philosophe, lors de son exposé de 1976 devant la Société française de philosophie[7]: parlant de son "orgueilleuse modestie", Brunschwig avoue que lorsqu'il lui est arrivé de repérer un problème inaperçu dans un texte de philosophie, il pouvait se "percevoir ainsi, l'espace d'un instant, comme l'instrument par lequel un fragment de sens, enseveli ou corrompu, s'arrachait comme de lui-même à l'oubli et à la mort". Il cite alors un merveilleux passage de la conférence de Max Weber sur "La science comme vocation": "Tout être qui est incapable pour ainsi dire de se mettre des oeillères et de se borner à l'idée que le destin de son âme dépend de la nécessité de faire telle conjecture, et précisément celle-là, à tel endroit dans tel manuscrit, ferait mieux tout bonnement de s'abstenir du travail scientifique.Sans cette singulière ivresse dont se moquent tous ceux qui restent étrangers à la science, sans cette passion, sans cette certitude que "des milliers d'années devaient s'écouler avant que tu n'aies vu la vie et que d'autres milliers d'années attendent en silence de savoir" si tu es capable de faire cette conjecture-là, tu ne posséderas jamais la vocation du savant, et tu ferais mieux de t'engager dans une autre voie" (p. 84) Personne ne peut être sûr d'avoir "la vocation du savant" en ce sens, et je ne crois pas vraiment l'avoir non plus, mais la position d'attente, de retrait qu'une telle attitude implique me convient tout à fait.

 



[1] Anthropologie et Politique. Les principes du système de Rousseau, Vrin, 1974, p. 12.

[2] Je me réfère à la version anglaise de Paul Maas, Textual Criticism, Oxford, 1958, faite à partir d'un essai paru en allemand en 1927. Maas avait quitté l'Allemagne à cause du nazisme. Il écrit: "En cherchant à comprendre comment la corruption du texte s'est produite nous devons prendre en considération les erreurs les plus susceptibles de se produire pour des raisons psychologiques (p.ex. la tendance d'une expression originale à être remplacée par une expression plus commune, la "banalisation"; c'est pourquoi il convient en règle générale de préférer la lectio difficilior." (p.13) L'expression classique de cette règle est: "Lectio difficilior praeferenda est faciliori" (R. Bentley), qu'on pourrait rendre par: "Quand deux leçons sont possibles, il faut préférer la moins attendue."

[3]Il existe à présent une traduction de ce texte soigneusement revue par André Enegrèn, et augmentée d'une assez abondante correspondance entre Strauss et Kojève (1932-1965), chez Gallimard, Bibl. de Philosophie, 1997.

[4] D'abord parue en 1973 dans les Mélanges de Strijker, elle a été reprise dans les Ecrits de Goldschmidt, Vrin 1984, t.I, p. 63-79.

[5] Le poète s'y adresse à une femme, Galatea, qui va bientôt s'embarquer: "Sois heureuse, je le veux bien, dans le lieu que tu préfères; je te souhaite, Galatea, de vivre en te souvenant de moi, et que ne t'empêche [vetet] de partir ni un corbeau aperçu sur ta gauche, ni une corneille errante." Vetet, au subjonctif, est la lecture proposée par Bentley - et adoptée universellement, y compris par Plessis-Lejay - contre vetat, donné par le manuscrit C, du IXème siècle.

[6] Cité dans le chapitre "Richard Bentley and Classical Scholarship in England" de Rudolf Pfeiffer, History of Classical Scholarship from 1300 to 1850, Clarendon Press, Oxford, 1976, p. 154.

[7] Exposé reproduit à la suite de son intervention lors d'un colloque de 1990, dans Nos Grecs et leurs modernes, textes réunis par B. Cassin, Seuil, 1992.